Individuation de Tristan, avec Yseult

Depuis le VIIIe siècle, sous forme orale celte, et depuis le XII° sous formes écrites dans différents pays européens, les aventures du chevalier Tristan et de la reine Yseult captivent nombre d’entre nous.

Et aujourd’hui nous pouvons encore apprendre d’eux, dans nos vies individuelles et relationnelles. Pour cela nous allons essayer de mieux les comprendre et suivre leur transformation, chacun, chacune, et l’un avec l’autre, tout au long du récit.

Tout d’abord considérons la généalogie de Tristan. Il est le fils de Rivalen, roi de Loonois, qui vient aider le Roi de Cornouailles, Marc, à se défaire de ses ennemis. Rivalen s’éprend de Blanchefleur, la sœur du roi Marc, et l’épouse. Il retourne en Loonois avec elle, mais meurt rapidement au combat, avant la naissance de leur enfant, que Blanchefleur nommera Tristan avant de mourir, trois jours après, de chagrin.

A partir de là les figures paternelles de Tristan vont influencer ses comportements et son destin. Il est élevé pendant sept ans par Rohalt, le maréchal de Rivalen. Rohalt, qui le confie ensuite pendant sept ans à Governal, écuyer et maître d’armes. Puis, après avoir été enlevé par des pirates, Tristan arrive en Cornouailles. Il y est apprécié par le roi Marc pour son adresse et ses talents musicaux.

Lorsque Rohalt vient à la cour et révèle que ce jeune homme est le fils de la sœur du roi, celui-ci décide de prendre ce neveu, qu’il apprécie beaucoup, sous sa protection. Deuxième figure paternelle donc , qui va s’avérer très complexe. En effet, après avoir reconquis le Loonois, territoire paternel, Tristan va abandonner sa propre souveraineté et se mettre au service du roi Marc. Ainsi le statut de Père symbolique qu’incarnait Rohalt est transféré sur Marc, que l’on verra ensuite en faux Père imaginal, « en rabattant l’un sur l’autre les deux plans de l’individuation personnelle et d’une dimension sociale où domine le nom du Père »1 Et c’est là que s’origine la problématique de Tristan dans son amour avec Yseult. Le monde imaginal (https://audela-d-yseult-et-tristan.com/monde-imaginal/) est en effet le monde de l’être, de l’âme, de l’imaginaire surtout féminin, non celui de la réalité de la société, avec ses règles, ce qu’incarne le roi Marc.

A l’époque le patriarcat ne semble pas encore solidement installé mais la société est organisée, surveillée par les hommes, comme le font les barons du roi Marc, et sous la gouvernance des hommes d’Église. Et, toujours selon M. Cazenave, « le conscient collectif refoule la Déesse au plus profond de l’inconscient et n’érige le Père que sur l’occultation de la Mère »2. Ceci donc pour la société et aussi, intérieurement, pour Tristan. C’est en effet le coeur de sa problématique puisqu’il est écartelé entre le respect et le service du roi, qu’il reconnaît comme figure paternelle, et l’amour d’Yseult, qui incarne ce Féminin de la Déesse.

Ainsi son mouvement intérieur sera contrarié entre la prise de conscience de l’Anima, représentée par Yseult, chez lui qui n’a pas connu sa mère et a vécu surtout dans un monde d’hommes, et le vécu de son amour avec Yseult, lui permettant d’accéder au monde imaginal, dans la société de cette époque. (https://audela-d-yseult-et-tristan.com/le-monde-imaginal-dyseult-et-tristan/)

Tristan va rencontrer Yseult à plusieurs reprises, à chaque fois après avoir accompli un exploit, c’est un chevalier, un héros, et il sera guéri de chacune de ses blessures mortelles, d’abord par la mère d’Yseult puis par elle. Yseult est, comme sa mère, une femme celte, qui connaît les plantes et la médecine, souvent décrite comme magicienne, détentrice des secrets de la vie et de la mort à l’image de la Déesse, dont ses cheveux disent la lumière, porteuse du principe féminin qu’elle fera découvrir à Tristan.

Il s’agit donc de l’évolution, de la transformation, de leur Anima et de leur Animus, aussi bien pour Yseult que pour Tristan, donc de leur individuation ensemble.

3Revenons aux exploits de Tristan. Tout d’abord en Cornouailles, qu’il protège du Morholt, géant et oncle d’Yseult, qui vient régulièrement prélever un tribut pour l’Irlande, cette fois de nombreux jeunes gens. Ni Marc ni ses barons ne combattent et c’est donc Tristan qui le tue mais il est blessé par son épée empoisonnée. Condamné à une mort certaine, il décide de s’embarquer sans voile et sans rame, avec seulement sa harpe et ses armes. On le voit ainsi, avec ses attributs du registre féminin et du registre masculin, se laisser porter par l’eau, l’inconscient, la Mère.

Et il va être porté jusqu’en Irlande où la reine Yseult le guérit et lui demande d’enseigner la musique à sa fille Yseult, qu’il va ainsi rencontrer pour la première fois, ce qui ne va pas les laisser indifférents.

Dans cet épisode Tristan se dissimule sous le nom de Tantris, signe qu’il devra affronter d’autres combats qui lui permettront de s’affirmer dans sa vérité totale.

Tristan revient en Cornouailles où il doit faire face à la jalousie des barons qui poussent le roi Marc à se marier pour avoir un autre héritier que lui. Le roi accepte d’épouser la femme dont un cheveu blond vient d’être déposé par une hirondelle. Et c’est Tristan, ayant reconnu le cheveu d’Yseult, qui va aller demander sa main pour son oncle.

Deuxième voyage en Irlande (https://audela-d-yseult-et-tristan.com/la-mer) où il se fait passer pour un marchand et où il va tuer un dragon qui enlève chaque jour une jeune fille. Comme elle l’avait promis pour cette victoire, la reine va lui donner la main de sa fille en récompense. Mais il est empoisonné par la langue coupée du dragon, preuve de son exploit. Un autre chevalier, amoureux d’Yseult, revendique la victoire sur le dragon mais Yseult décide d’aller voir par elle-même et trouve Tristan évanoui ; par des herbes et sa magie elle le soigne et le sauve.

Tristan est ainsi venu par deux fois à l’aide du féminin : en sauvant des jeunes filles du dragon et en évitant à Yseult un mariage qu’elle ne désirait pas avec cet imposteur.

Mais Yseult, en regardant l’épée de Tristan pendant qu’il prend un bain, va découvrir qu’il est le meurtrier de son oncle, car son ébréchure correspond au morceau de métal trouvé sur le crâne du Morholt. Elle se précipite sur lui pour le tuer mais se modère en entendant les paroles du héros, et probablement en voulant toujours éviter le mariage avec l’autre prétendant.

Tristan aura donc dégagé la figure d’une Yseult guérisseuse, dispensatrice de vie et aussi d’une Yseult débarrassée de son pouvoir de mort par extermination. Ce faisant c’est sa propre Anima qui évolue, il se trouve libéré de ses fantasmes de mère dévoratrice avec la mort du dragon, ainsi que de femme tueuse.

Mais il n’a pas intégré la générosité, la grandeur, la loi, croyant toujours qu’il s’agit de principes qui le dominent et le jugent à l’occasion. Aussi explique-t-il qu’il souhaite la main d’Yseult pour son oncle et que ce mariage scellera la paix entre les deux pays. Ceci inquiète Yseult mais elle va quand même s’embarquer pour les Cornouailles.

Sur le bateau Tristan et Yseult ont soif et boivent, sans le savoir, le vin herbé préparé par la reine d’Irlande. Elle le destinait à sa fille et son mari, pour leur assurer un amour réciproque et éternel. Par loyauté pour son oncle, Tristan tente de combattre ce sentiment qui s’empare de lui mais, malgré l’aveu de Brangien, qui accompagne Yseult, sur la nature du breuvage, les deux jeunes gens deviennent amants.

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Pour M. Cazenave 3 « le lovendrinc a introduit Tristan et Yseult au versant spirituel du domaine archétype et leur a permis, en aidant à se révéler une première notion du Soi (l’impersonnalité divine qui les fonde en personnes), de s’assurer un destin qui les mène désormais sur les voies réunies de leur individuation ».
C’est le versant indispensable au monde imaginal.

Arrivé en Cornouailles, Tristan respecte sa mission et Yseult rejoint le roi Marc, ne pouvant faire évoluer son conflit intérieur entre deux aspirations irréconciliables : celle, tragique, du héros qui se détermine lui-même, choisissant l’amour d’Yseult, et celle, morale, de l’homme se soumet, à travers son « père mystique », aux conventions de la société dans laquelle il vit. Le mariage royal d’Yseult est donc célébré.

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Pendant plusieurs mois Tristan et Yseult pourront vivre leur passion sans être inquiétés, jusqu’à ce que celle-ci soit découverte par le nain et magicien Frocin et quatre barons jaloux.

Alerté par eux, par deux fois, Marc fait croire qu’il part plusieurs jours chasser mais, le soir venu, il se cache derrière un grand pin, lieu du rendez-vous de Yseult et Tristan. Tous les deux déjouent le piège. Rassuré, le roi permet à son neveu de revenir à la cour et voir Yseult en toute liberté.

Mais ensuite le roi Marc, sur les conseils de Frocin, va tendre d’autres pièges aux amants et finira par les condamner à mort.

Tristan réalise alors la perversion du roi Marc et il s’échappe. Il fallait pour cela que le mal se manifeste. Pendant ce temps Marc se laisse convaincre par des lépreux de lui remettre Yseult, ce qui sera un supplice plus lent et plus cruel que le bûcher. Mais Tristan parvient à libérer Yseult. Il ne sera désormais plus chevalier au service du roi mais au service d’Yseult, de l’amour.

Tristan et Yseult s’enfuient tous les deux dans la forêt du Morois.
C’est dans ce lieu de bonheur que Marc finit par découvrir le couple, mais il l’épargne. Par sa générosité il a effacé, aux yeux de Tristan, les traces de sa récente cruauté, il lui redonne son rang fabuleux, et il doit être loyalement à son service. C’est le dernier tour de la perversion dans l’âme de Tristan ! En s’inclinant devant Marc, Tristan et Yseult sacrifient la loi, qui est en eux, de leur union à une loi extérieure qu’ils reconnaissent ainsi comme supérieure à eux-mêmes.

Tristan, désormais, ne peut plus que tenir la foi jurée à Marc et s’en aller. Il ne peut être alors que malheureux puisqu’il continue d’aimer, dans le même temps qu’il se soustrait à l’amour. « Il ne lui restera bientôt plus qu’une issue : la mort, parce qu’il n’a pas su choisir contre le principe moral »5.

Le roi accepte qu’Yseult revienne à la cour. Avant de se séparer les amants s’échangent des preuves de leur amour , un anneau de jaspe vert pour Tristan, Yseult lui disant que s’il a besoin d’elle, lorsqu’elle verrait cet anneau, elle se précipiterait vers lui.

Mais les barons félons continuent de douter de la reine et celle-ci accepte de se soumettre au serment solennel qu’elle n’a jamais entretenu de relations coupables avec Tristan. Il se déroulera devant le roi Marc, sa cour et l’ensemble des barons, et aussi devant le roi Arthur, qui accepte avec enthousiasme de participer. Il représente pour elle une autorité masculine de son côté. Il représente aussi le Soi dans l’archétype de la divinité féminine puisque la chevalerie arthurienne comprend, parmi d’autres valeurs, une éthique faite de mesure et de charité.

Le jour du serment Yseult demande à un mendiant, Tristan dont elle avait fait son complice, de la porter pour traverser le « gué aventureux » et elle peut ensuite jurer qu’ hormis Marc et ce pèlerin aucun homme ne s’est jamais tenu entre ses cuisses.
Ce gué est un véritable gué de conscience, qui introduit chaque fois Tristan à un niveau supérieur, sous la conduite d’Yseult qui le guide depuis le début vers une conscience plus lumineuse. Le côté solaire de celle-ci est en effet manifesté par l’aubépine devenant une fleur d’or, par les habits de soie et d’hermine, par ses cheveux tout ornés d’or…. Et par le soleil qui brille ce jour-là de tous ses feux.

Mais bientôt, Yseult et Tristan sont encore une fois surpris par le roi et cette fois c’est l’exil. Tristan traverse, à nouveau, la mer et finit par s’arrêter en Armorique. Et il aide le roi Hoël et son fils Kaherdin à se défaire de leurs ennemis.

Et M. Cazenave6 de commenter ainsi : « Le chemin parcouru sous les auspices de la Mère par un homme immergé dans une structure sociétale à dominante paternelle se voit imposer une torsion qui le fait aller en dents de scie…. pour amarrer le féminin dans son ancrage imaginal et divin …»


C. Sahel 7 nous parle des deux amants alors que Tristan est en exil : « Le temps va s’écouler désormais dans l’ennui, rythmé par la succession des retrouvailles, toujours interrompues , miné d’angoisses et de doutes »

Il s’agit maintenant pour Tristan, après la positivation de son Animus, de se confronter à l’Anima négative, projection dans son âme de la face sombre de l’archétype. Elle sera incarnée par la sœur de Kaherdin, Yseult aux Blanches mains. Attiré par sa beauté et bien sûr par son nom, il accepte de l’épouser. Mais dès le soir des noces, Tristan réalise qu’il ne peut aimer une autre femme que celle avec laquelle il a bu le philtre. Il était en effet dans l’erreur lorsqu’il faisait d’Yseult la cause de son infortune et de sa solitude, ce qui l’a amené à décider d’oeuvrer pour se libérer de sa passion pour Yseult … mais socialement !

Et lorsque Tristan n’est plus avec Yseult la Blonde mais avec Yseult aux blanches mains, son Anima se négativise car il n’a pas pu empêcher cela en affrontant ses propres contradictions psychiques.

Tristan va confier ses tourments à Kaherdin, avec qui il s’est lié d’amitié. Ils s’embarquent pour les Cornouailles où Tristan réussit à voir à plusieurs reprises Yseult. Mais il doit bientôt s’enfuir à nouveau. De retour en Armorique Tristan aide Kaherdin à combattre un nouvel ennemi et il est blessé par une lance empoisonnée.

Mais il ne peut plus aller vers Yseult, la seule femme qui le puisse sauver, étant pour lui le « pouvoir de la vie », mais il va quand même décider, grâce à son Animus positivé, d’envoyer son double la chercher.

Lorsque Yseult aux Blanches mains affirme, à son retour, que la voile est noire, alors que blanche elle signifiait l’arrivée d’Yseult la Blonde, cela conclut, pour C. Sahel8 , « le caractère fondamental de la perversion telle qu’elle s’est reconstituée après l’initiation de Tristan : la fragmentation de la personnalité, l’incapacité à se définir comme un tout, l’admission d’une loi étrangère à la loi de l’amour, le refus du destin. »

Ecoutons la légende : « Tristan se tourna vers la muraille et dit « Je ne puis retenir ma vie plus longtemps ».
Il dit trois fois « Yseult, amie ! »  A la quatrième il rendit l’âme. »

Ayant enfin accosté, Yseult apprend la mort de Tristan, se précipite vers lui, s’allonge près de lui, l’embrasse et, corps contre corps, le rejoint dans la mort.
Ce que commente ainsi M. Cazenave8 :
« Comme Tristan est mort en ne se préoccupant que d’elle, oubliés tous les préjugés et toutes les interdictions, elle s’éteint sur son corps en la plus passionnée des amantes. Tous deux rachètent ainsi de n’avoir pas soutenu jusqu’au bout leur sort… et en se remettant à lui sur le dernier moment, ils meurent en état de grâce »

Quelques temps après, le roi Marc ramène les deux corps en Cornouailles, il les fait enterrer dans la même chapelle.” Mais pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s’élevant par dessus la chapelle, s’enfonça dans la tombe d’Yseult. Les gens du pays coupèrent la ronce : au lendemain elle renaît, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d’Yseult la Blonde. Par trois fois, ils voulurent la détruire ; vainement. Enfin, ils rapportèrent la merveille au roi Marc : le roi défendit de couper la ronce désormais.”10 Suivant les récits les plantes varient, souvent rosier pour Yseult et vigne pour Tristan, toujours signifiant l’éternité conquise sur le plan spirituel.

Ainsi deux dimensions, spirituelle et terrestre, sont-elles développées dans cette légende, qui nous invite à les considérer dans nos pratiques, dans nos vies, dans nos individuations.

Avec évidemment d’autres dénouements possibles suivant le déroulement de nos individuations et de leurs interactions, au fur et à mesure de nos prises de conscience et de leurs mises en œuvre.

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  1. Michel Cazenave La subversion de l’âme, Mythanalyse de l’histoire de Tristan et Iseut
    L’esprit jungien Seghers 1981, p76 ↩︎
  2. Ibid, p 173 ↩︎
  3. Ibid, p 193 ↩︎
  4. Michel Cazenave Le philtre et l’amour, La légende de Tristan et Iseut José Corti, 1969, p 109 ↩︎
  5. Michel Cazenave La subversion de l’âme, Mythanalyse de l’histoire de Tristan et Iseut L’esprit jungien Seghers 1981, p 193 ↩︎
  6. Claude Sahel Esthétique de l’amour, Tristan et Iseut
    L’Harmattan Ouverture Philosophique , 1999, p 264 ↩︎
  7. Claude Sahel Esthétique de l’amour, Tristan et Iseut
    L’Harmattan Ouverture Philosophique , 1999, p 115 ↩︎
  8. Michel Cazenave Le philtre et l’amour, La légende de Tristan et Iseut José Corti, 1969, p 117 ↩︎
  9. http://www.ipoesie.org/thomas-tristan-iseut-roman ↩︎

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